Equateur : du havre de paix au narco-Etat
- Augustin Bodoy
- 29 janv. 2024
- 5 min de lecture
L’évasion le 7 janvier dernier du chef du plus important groupe criminel d’Equateur, Adolfo Macias, a suscité un déchaînement de violences dans le pays. « Fito », à la tête du cartel Los Choneros, considéré comme l’homme le plus dangereux d’Equateur, était incarcéré depuis 2011 pour vol, crime organisé, possession d’armes, trafic de drogue et meurtre. Son évasion a immédiatement déclenché des réactions des narcotrafiquants, qui multiplient les actions violentes contre les forces de l’ordre et la population civile depuis un mois, obligeant le président équatorien, Daniel Noboa, à décréter l’état d’urgence. Face à cette situation de crise, ce dernier a déployé les grands moyens, autorisant notamment l’armée, aux côtés de la police, à opérer dans les rues et les prisons afin de rétablir l’ordre.

José Adolfo Macias "Fito" lors d'une opération dans la prison de Guayaquil en août 2023.
Une montée spectaculaire des violences
L’expression « havre de paix » employée en 1991 par Rodrigo Borja Cevallos, président de l’Equateur de 1988 à 1992, pour désigner son propre pays, n’est plus d’actualité. Depuis une dizaine d’années, la violence est devenue endémique dans ce petit pays d’Amérique du Sud. Il y a moins de cinq ans encore, l’Equateur était considéré comme l’un des pays les plus sûrs d’Amérique latine, avec un taux d’homicides de 6,7 pour 100 000 habitants en 2019. Ce taux a augmenté de 85% en 2021 et 2022, pour atteindre 45 homicides pour 100 000 habitants en 2023. Le pays se classe aujourd’hui au onzième rang des pays les plus violents du monde, non loin de la Syrie ou de l’Afghanistan.
Cette violence est le fruit de la montée en puissance des groupes criminels associés au trafic de drogue. Le pays est en effet au cœur de la première zone de production de cocaïne au monde. La Colombie et le Pérou voisins sont respectivement responsables de 65% et de 27% de la production mondiale de coca. Les immenses profits que génèrent la culture du coca, puis sa commercialisation sous forme de cocaïne, rendent le trafic de cette substance particulièrement attractive pour les cartels et narcotrafiquants : une tonne de feuilles de coca coûte 1000$ et permet de produire un kilo de pâte à cocaïne qui, transformée en poudre, est vendue entre 10 000$ et 30 000$ le kilo. Une fois coupée à d’autres substances chimiques et arrivée dans le pays de consommation, la cocaïne est revendue à 200 000$ le kilo en moyenne. Pour les cartels d’Amérique du Sud, aucun autre commerce ne permettrait d’obtenir des marges comparables.
Si l’Equateur ne produit pas de drogue, la cocaïne produite dans les pays voisins transite par voie terrestre dans le pays pour être ensuite acheminée en Amérique du Nord et en Europe par voie maritime, en particulier depuis le port de Guayaquil, l’un des plus actifs d’Amérique du Sud. Pour organiser ce transit, de grands cartels d’Amérique latine, comme Sinaloa ou Jalisco Nueva Generación au Mexique, se sont implantés dans le pays, en parallèle de la formation de cartels locaux, comme Los Choneros. Ceux-ci ont trouvé des relais dans les prisons et auprès de la jeunesse équatorienne, séduite par la possibilité d’argent facile.
Les autorités dépassées par le crime organisé
Depuis l’évasion de Fito, la police équatorienne a multiplié les raids dans les prisons et dans les secteurs minés par le trafic de drogue, procédant à des arrestations massives, des saisies d’armes et de drogues et en traquant toutes les informations pouvant permettre de retrouver le chef de Los Choneros. Si le pouvoir équatorien semble reprendre le contrôle du pays depuis quelques semaines, la stratégie de lutte des pouvoirs publics contre le trafic de drogue depuis quelques années pose question. Avec l’aide des Etats-Unis, avec qui le gouvernement équatorien a signé un protocole en juillet 2023 pour renforcer les capacités de l’armée équatorienne et lui fournir de l’équipement, la lutte contre les cartels a été militarisée. Cette solution, qui rappelle la politique menée par Felipe Calderon au Mexique en 2006, et qui avait contribué à une montée spectaculaire des violences au sein de la société civile mexicaine, n’est peut-être pas étrangère, parallèlement à l’autorisation du port d’armes pour tous par le gouvernement en 2023, à la situation de « conflit interne » décrite par Daniel Noboa.
Le contexte économique qui a suivi la crise de 2016 en Equateur, puis celle du Covid en 2019, a également facilité le développement des cartels en Equateur. La politique d’austérité mise en place par Lenin Moreno, président de 2017 à 2021, a mis en berne les services publics. Dans un pays où la pauvreté touche 27% de la société, les gangs se sont engouffrés dans le vide créé par l’Etat en offrant du travail et en proposant un moyen de gagner de l’argent facilement. Les extorsions de fonds sont devenues monnaie courante, garantissant aux commerçants et aux habitants la sécurité en échange d’un impôt au profit du cartel.
Le système judiciaire et pénitentiaire équatorien est également largement dépassé, et miné par la corruption. Surchargées, les prisons sont devenues le théâtre d’affrontements entre les gangs de Los Choneros et de Los Lobos. Ceux-ci en profitent pour étendre leur influence, en enrôlant de nouveaux membres, faciles à convaincre dans les centres pénitenciers.
Un problème insoluble ?
Le 21 janvier 2024, une réunion d’urgence des pays membres de la Communauté andine s’est tenue à Lima, au Pérou, pour trouver une solution à la crise sécuritaire qui frappe l’Equateur. Celle-ci a permis de définir un ensemble d’actions communes destinées à faciliter la lutte conjointe des pays andins contre le narcotrafic. Parmi elles, le renforcement des contrôles aux frontières et un meilleur échange d’informations entre les différents Etats ont été évoqués, dans le but de tisser un véritable « réseau andin de sécurité » contre le crime organisé. Pour la ministre des Affaires étrangères équatorienne, Gabriela Sommerfeld, c’est un tournant : « nous sommes entrés dans l’Histoire, nous avons écrit un nouveau chapitre de la Communauté andine des Nations » a-t-elle déclaré.
Jusqu’à présent, les politiques menées au niveau régional, ou sous la supervision des Etats-Unis, longtemps en charge de la lutte contre le narcotrafic en Amérique du Sud, se sont soldées par des échecs. Face aux actions de lutte contre le trafic, les cartels ont su s’organiser et s’adapter pour poursuivre un commerce qui leur apporte d’immenses profits, au point de tisser de véritables organisations transnationales particulièrement complexes et difficiles à dissoudre. En Colombie, les destructions massives des cultures de coca lors du Plan Colombie (2000-2005) ont entraîné une réorganisation des narcotrafiquants : les plantations changent désormais régulièrement de lieu pour échapper au contrôle, dans des zones difficiles d’accès. A l’inverse, l’autorisation de ces cultures, au Pérou et en Bolivie, n’a pas empêché les exploitations illégales de se multiplier.
Néanmoins, la décriminalisation se poursuit en Amérique du Sud, encouragée par les Etats-Unis, preuve du constat de l’échec de la « guerre contre la drogue » menée par le pays depuis 1971. En Colombie, la nouvelle approche du président Gustavo Petro, qui tend elle aussi vers cette décriminalisation, suscite de nouveaux espoirs. Pour Jimena Reyes, directrice Amériques à la Fédération internationale pour les droits humains, il s’agirait d’aller encore plus loin, et de « légaliser toutes les drogues au niveau mondial » pour couper l’herbe sous le pied des organisations criminelles. Un schéma qui semble, à l’heure actuelle, irréalisable…
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