Erdogan réélu face à Kilicdaroglu, à l'Est quoi de nouveau ?
- Esten Chauvin
- 29 mai 2023
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 juin 2023
C’est avec le sourire aux lèvres et une fierté non dissimulée que Recep Tayyip Erdoğan s’est présenté à la foule aux alentours de vingt-trois heures devant sa demeure à Istanbul. Avec plus de 99% des bulletins dépouillés, le président sortant est donné gagnant avec 52% des voix. Les premiers mots de son troisième mandat ont été adressés au peuple turc, le remerciant de lui faire confiance pour la cinquième fois consécutive, mais il s’est aussi amusé de celui qui est arrivé deuxième avec 48% des voix : « Bye bye Kemal [Kılıçdaroğlu] ». Mais alors est-ce comme celui-ci l’a affirmé, « La démocratie turque qui a gagné ce soir » ?

Recep Tayyip Erdogan
Jamais deux sans trois mandats
Aux abords de l’entrée de la république de Turquie dans son deuxième centenaire, il semble nécessaire de souligner la longévité politique de son président. Elu maire d’Istanbul en 1994, puis nommé premier ministre entre 2003 et 2014, celui qui a fondé le Parti de la Justice et du développement (AKP) en 2001, occupe le palais présidentiel depuis sa première élection en 2014. Après un premier mandat de 7 ans, une révision de la Constitution en 2017 lui permet de briguer un deuxième mandat de 5 ans en 2018. Alors que l’article 101 de cette constitution interdit en théorie à un président de se représenter pour un troisième mandat, le natif de la partie européenne d’Istanbul a décidé de considérer que la nouvelle constitution avait remis les compteurs à 0 et que sa candidature était donc valable. L’opposition, dirigée par Kemal Kılıçdaroğlu critique pourtant cette réélection, accusant le président sortant d’une dérive autoritaire depuis le coup d’état manqué. Celui qui est arrivé second ce dimanche, avec 48% des voix, a appelé ses partisans à continuer de se battre pour la démocratie et de se mobiliser pour les élections municipales qui auront lieu l’année prochaine.
Quel avenir pour la Turquie
La courte victoire d’Erdogan était loin d’être certaine pour les analystes politiques. Alors qu’en 2014 et en 2018, celui-ci avait été élu dès le premier tour, il aura fallu cette année un deuxième tour pour le départager de Kılıçdaroğlu, candidat de l’Alliance de la Nation. Ce dernier était encore donné favori des sondages la semaine dernière. A mettre en cause dans cette baisse de popularité : l’inflation galopante de 44%, plaçant la Turquie comme le 4e pays le plus inflationniste au monde, et la gestion très critiquée du tremblement de terre du 6 février dernier à la frontière turco-syrienne qui a causé plus de 50 000 morts et des centaines de milliers de blessés. De plus, Kılıçdaroğlu, en réunissant sept partis différents derrière lui, a réussi à fédérer une grande partie des opposants et des déçus du régime, sans oublier les régions kurdes qui l’ont très largement donné gagnant.
Erdogan a tout de même réussi à convaincre, grâce à un programme centré sur les valeurs de l’Islam séduisant l’aile conservatrice du pays, qui reste une part très importante de l’électorat. Au cours de son premier mandat, le chef d’Etat avait initié des discussions pour devenir membre de l’Union Européenne et mis en place des réformes menant à une forte croissance et une réduction significative de la pauvreté. Mais il est aujourd’hui accusé par beaucoup d’avoir pris un virage autocratique en supprimant les libertés de la presse et en s’accaparant de plus en plus de pouvoirs qui appartenaient auparavant à l’Assemblée.
Alors que Kılıçdaroğlu promettait un retour à des politiques orthodoxes et une indépendance de la banque centrale pour faire baisser l’inflation, Erdogan promet dans son programme, sans réellement préciser comment, la création de 6 millions d’emplois supplémentaires. Ces politiques devraient pourtant mener selon Selva Demiralp, professeure d’Economie de l’université de Koç, a une aggravation de l’inflation qui pourrait dépasser les 50% d’ici la fin de l’année.
La Turquie, un territoire stratégique
Placée au carrefour de trois continents, la Turquie bénéficie d’une influence et d’une légitimité historique sur la scène internationale. Alors même que les résultats officiels du second tour n’étaient pas encore publiés, plusieurs pays se sont empressés de transmettre leurs félicitations à Erdogan, c’est le cas de la Hongrie, du Qatar, de l’Azerbaïdjan, du Pakistan, de la Libye, de l’Algérie et de la Serbie.
D’autres pays devraient se montrer pus inquiets de cette réélection, notamment les pays occidentaux. Le cap géopolitique tenu par Erdogan reste flou, ce dernier continuant d’avoir des liens étroits avec la Russie, comme en témoigne la visite de V. Poutine en avril dernier pour l’inauguration d’une centrale nucléaire construite par la Fédération russe. Erdogan témoigne cependant publiquement d’une volonté de s’imposer comme le médiateur de la crise russo-ukrainienne notamment en œuvrant pour le déblocage des céréales ukrainiennes.
Mais Ankara et Athènes semble difficilement réconciliables. Suite à la militarisation des Iles grecques de la mer Egée, le président turc a déclaré l’hiver dernier qu’un missile « pourrait atterrir à Athènes », capitale d’un pays rappelons-le membre de l’OTAN.
La question des réfugiés continue également d’inquiéter l’Union. Les débats concernant l’accueil des réfugiés syriens ont dominé les élections. Face à l'inquiétude des 3,5 millions de réfugiés syriens et de la population turque, Erdogan a promis d'accélérer le rapatriement volontaire d'un million de ces réfugiés via un accord avec le président syrien Bashar al-Assad. Malgré le scepticisme entourant ce plan, des mesures concrètes ont déjà été prises avec le début de la construction de 5 000 logements en Syrie.
Enfin, il semble que la question kurde devrait continuer de stagner au cours de ce prochain mandat. La minorité kurde qui représente près de 20% de l’électorat avait pourtant donné le chef de l’opposition gagnant, en voyant dans cette élection une opportunité de changement. Cependant certaines déclarations de Kılıçdaroğlu sur le « terrorisme », terme souvent utilisé en Turquie pour discréditer toute action autonomiste kurde, et la mention dans son programme d’une possibilité de destitution des maires accusés de terrorisme, ont fait grandement baisser sa popularité au Kurdistan turc. Sa volonté de récupérer des voix des nationalistes turcs à Erdogan semble donc avoir condamné Kılıçdaroğlu à la défaite, mais également à ce que la question kurde continue de s’enfoncer dans l’immobilisme. En bref, encore une fois, à l’Est rien de nouveau.
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