L’Industrie pharmaceutique : pouvoir et géopolitique du médicament
- Soundouce YALAOUI
- 18 nov.
- 4 min de lecture
Dans un monde marqué par des crises sanitaires récurrentes et des tensions géopolitiques croissantes, l’industrie pharmaceutique occupe désormais une place centrale dans les rapports de puissance. Loin d’être un simple secteur économique, elle est devenue un instrument stratégique pour les États comme pour les multinationales, où les brevets, l’innovation et le vieillissement démographique s’entremêlent pour façonner un nouvel échiquier mondial.

Un oligopole qui concentre pouvoir économique et influence
Le marché pharmaceutique mondial est dominé par un oligopole de géants occidentaux : Johnson & Johnson, Roche, Novartis, Merck ou encore Sanofi, premier groupe français. Leur domination repose sur un modèle très coûteux d’innovation : la « prime à l’ancienneté », nourrie par des décennies de recherche, des tickets d’entrée élevés et des temps de développement d’environ 15 ans par médicament, pour un coût estimé à 10 milliards de dollars.
Cette structure oligopolistique favorise les stratégies d’acquisition. En 2023, les opérations de rachat dans la santé ont dépassé 240 milliards de dollars, permettant aux grands groupes de capter innovations et brevets sans devoir les développer eux-mêmes. Pfizer illustre par ailleurs cette tendance, son vaccin contre la Covid-19 n’a pas été découvert en interne mais par la biotech allemande BioNTech, que le géant américain a simplement financée et industrialisée.
Le médicament comme instrument géopolitique
Les médicaments sont un marché où la rentabilité dépend des maladies des pays solvables. Les traitements contre les maladies touchant principalement les pays pauvres sont souvent négligés, sauf lorsqu’un risque d’extension vers les pays riches apparaît.
C’est le cas de la dengue, maladie tropicale transmise par le moustique Aedes, dont la progression vers les zones tempérées, accélérée par le réchauffement climatique, a soudainement stimulé l’intérêt de Sanofi. Un marché qui est alors estimé à un milliard de dollars par an.
La même dynamique est apparue pour le virus Zika, apparu en Floride. L’intérêt des laboratoires augmente dès lors que la menace s’approche du Nord global.
Cette logique démontre que la géopolitique des maladies dépend de leur capacité à franchir les frontières économiques autant que sanitaires.
Les scandales et les mutations du modèle pharmaceutique
Le cas du Sovaldi, traitement révolutionnaire contre l’hépatite C vendu 84 000 dollars pour 12 semaines, alors que son coût de production n’était que de quelques centaines de dollars, est devenu emblématique. Gilead Sciences a pu gagner jusqu’à 12,5 milliards de dollars grâce à ce médicament et à son dérivé Harvoni. Jeffrey Sachs a dénoncé ce modèle comme celui d’un « pompier pyromane », révélateur d’un système où l’innovation devient une rente.
Le revers de cette logique apparaît dans les scandales. L’affaire Theranos, start-up emblématique de la Silicon Valley, illustre les dérives d’une industrie où la promesse technologique prime parfois sur la rigueur scientifique. Sans véritable brevet ni technologie fonctionnelle, l’entreprise était pourtant valorisée à plusieurs milliards avant son effondrement.
OMC et bataille Nord-Sud
La question de la propriété intellectuelle reste un champ de bataille géopolitique majeur. En 2001, 39 laboratoires ont attaqué l’Afrique du Sud en justice pour empêcher le développement de génériques anti-sida. L’affaire a conduit l’OMC, au cours de la conférence de Doha, à reconnaître que les accords ADPIC « ne doivent pas empêcher les États de protéger la santé publique », ouvrant la voie à la licence obligatoire.
L’Inde a depuis développé une puissante industrie du générique, symbolisée par l’entreprise Dr. Reddy’s, grâce à une législation favorable et à des technologies de biosimilaires recherchant des molécules naturelles plutôt que brevetées.
Mais les ADPIC imposent désormais 20 ans de brevet, et les États risquent des sanctions économiques s’ils ne les respectent pas. Le débat sur les vaccins anti-Covid a ravivé cette fracture Nord-Sud entre accès universel à la santé et rente de l’innovation.
Les États-Unis, une superpuissance pharmaceutique
Les États-Unis représentent un tiers des dépenses de santé mondiales, avec 1 400 dollars par an et par habitant consacrés aux médicaments, soit le double de la moyenne de l’OCDE. Pourtant, leur espérance de vie reste inférieure à celle de pays comme le Danemark, qui dépense quatre fois moins en médicaments. Le niveau de dépense reflète donc davantage les coûts du système que son efficacité réelle.
Le reste du classement confirme les nouveaux pôles géopolitiques majeurs. En effet, la Chine est devenue en 2017 le deuxième marché mondial, suivie par le Japon, puis la France. Le vieillissement des populations et la montée en puissance des classes moyennes expliquent aussi cette dynamique.
Vaccins et biotechnologies
Le marché des vaccins, évalué à 30 milliards de dollars, reste paradoxalement moins attractif. Un vaccin ne se vend qu’une seule fois, contrairement à un traitement chronique. Sanofi en a fait les frais en ne parvenant pas à produire un vaccin Covid à temps malgré un investissement conséquent en R&D (10% de son chiffre d’affaires). À l’inverse, Roche consacre jusqu’à 20 % de son chiffre d’affaires à l’innovation, un héritage de la tradition chimique du Rhin.
Ce déséquilibre entre recherche fondamentale et rachat de start-up façonne une nouvelle diplomatie de la santé. En effet, les États cherchent à sécuriser leurs chaînes d’approvisionnement pharmaceutiques. Les laboratoires renforcent leur contrôle sur les brevets, et les populations demandent un accès équitable aux innovations.
Ainsi, l’industrie pharmaceutique n’est plus seulement un secteur économique. Elle est devenue un enjeu géopolitique, un facteur de souveraineté et un révélateur des inégalités Nord-Sud. Les laboratoires façonnent les politiques publiques. Les États tentent de concilier intérêts stratégiques et justice sanitaire, tandis que les citoyens demandent transparence et équité.
Dans un monde post-pandémique, la santé est devenue une arme de soft power mais décisive, capable de redistribuer les rapports de force mondiaux. Cette tendance est appelée à s’intensifier dans les prochaines décennies.







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