La Bataille des Narratifs : Enjeux et Dynamiques de la Géopolitique des Médias
- Paolo Silva-Romaldi
- 8 mai 2024
- 4 min de lecture
Dans son classement par pays de la liberté de la presse, Reporters sans frontières déplore le cas argentin, à la 66e place cette année (40e en 2023). C’est que l’élection du président d’extrême droite Javier Milei n’indique rien de bon pour les médias nationaux, qui risquent de pâtir de la censure au cours du mandat présidentiel.

Des journalistes de la chaîne Al Jazeera dans la bande de Gaza. Plus de cent journalistes ont été tués à Gaza depuis le début du conflit, le 7 octobre dernier.
La liberté de la presse, encore une chimère dans de nombreuses régions du globe
La fin des années 80 et l’accélération du processus de mondialisation ont donné une nouvelle dimension à la notion de média, avec une propagation de la parole à l’échelle internationale. Il est patent qu’aujourd’hui ces derniers jouent un rôle crucial dans la politique, par la presse ou encore les réseaux sociaux. D’ailleurs, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme garantit la liberté de la presse, considérée comme une composante de la liberté d'expression. Néanmoins, même au sein de l’Europe, globalement bonne élève, ce droit est parfois bafoué. Pensons notamment à la mise à l’écart de la rédaction en chef du média le plus lu en Roumanie, Libertatea, par le groupe suisse Ringier fin 2023, en vue de l’élection présidentielle de 2024.
Les médias représentent donc des enjeux de taille pour les élections, la stabilité et l’idéologie pronée dans un pays ou une région. Ainsi, dans les nations où les institutions ne sont pas assez solides pour garantir l’indépendance des moyens de communication, ceux-ci se font souvent le relais des idées gouvernementales. Il y a donc, dans un monde où les démocraties s’amenuisent, des craintes à avoir sur la pérennité de l’indépendance des médias. C’est le cas par exemple pour certains pays africains comme la Guinée ou le Burkina Faso, où les gouvernements censurent leur presse et musellent donc l’opposition possible au pouvoir en place. Les fréquences des radios privées les plus écoutées ont été brouillées en Guinée fin 2023 : FIM FM, Djoma FM, Espace FM et Évasion FM ont perdu l’usage de la parole. Le journal guinéen Le Lynx déplore d’ailleurs la mainmise gouvernementale sur les médias, véritable enjeu de pouvoir : “On n’entend presque plus que la voix officielle des médias d’État”.
Dans le monde entier, l'intégrité des journalistes menacée
Outre le contrôle abusif des outils médiatiques, ce sont aussi les vies des journalistes et utilisateurs des réseaux sociaux qui sont en jeu. Le rapport Press and planet in danger de l’UNESCO explique que “plus de 300 attaques ont eu lieu au cours des cinq dernières années, soit une augmentation de 42 % par rapport à la période précédente. Cette augmentation est attribuée à une hausse des attaques physiques telles que les agressions, les arrestations et le harcèlement, ainsi qu'à des actions en justice telles que les poursuites pour diffamation et les poursuites pénales.” Si ces chiffres sont alarmants, ils sont surtout le signe d’une menace grandissante envers l’indépendance des médias. L’UNESCO précise : “Entre 2009 et 2023, 44 journalistes spécialisés dans les questions environnementales ont été tués dans 15 pays différents, et seuls cinq d'entre eux ont été condamnés. Au moins 24 journalistes ont survécu à des tentatives d'assassinat.” Par exemple, au Guatemala, le journaliste Carlos Choc risque 20 à 30 ans de prison pour avoir mis en évidence la contamination d'un lac par la compagnie minière CGN-Pronico. Même au Canada et aux Etats-Unis, nombreux sont les journalistes ayant été interpellés entre 2016 et 2020 alors qu’ils couvraient des manifestations des communautés autochtones contre la construction d’un grand barrage hydroélectrique, d’un gazoduc, et d’un pipeline sur leurs terres ancestrales.
Plus que jamais, les médias constituent un instrument géopolitique
Enfin, la géopolitique des médias se façonne aussi au travers de ceux qui exercent une influence à l’échelle internationale. L’exemple le plus probant est Al Jazeera, le géant médiatique qatari, qui émerge comme un acteur central dans le paysage médiatique mondial, façonnant les perceptions et les politiques à travers le Moyen-Orient et au-delà. Si le média a été salué pour son rôle de mégaphone des idées de la jeunesse lors des printemps arabes en 2012, il essuie aussi diverses controverses. Cela a notamment été le cas au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 à New York où l’administration américaine, pour contrer l’influence d’Al-Jazeera, a exercé des pressions sur l’émir du Qatar pour qu’il oblige la chaîne à changer sa ligne éditorial, dans le but de promouvoir la politique américaine au Moyen-Orient. Certains hommes politiques et intellectuels ont même qualifié Al-Jazeera de « chaîne de Ben Laden », voire de « terrorisme ». L’influence du média est un réel moyen de soft power pour le gouvernement qatari. Depuis octobre et le ré-embrasement de la guerre Israélo-palestinienne, le média affirme sa position pro-gazaouie. Une caméra sur drone est par exemple restée braquée sur les restes des maisons effondrées du camp de Jabalia, plus grand camp de réfugiés de Gaza. En conséquence, le gouvernement Netanyahu en Israël réfléchit à son interdiction et le Cabinet est censé se prononcer dimanche 4 mai.
Les médias façonnent donc la pensée commune et forment des enjeux nouveaux, surtout depuis l’avènement de l’ère numérique. La guerre de l’information est présente partout et si nous aurions pu citer encore de nombreux exemples - songeons à la guerre en Ukraine et l’interdiction des médias russes en Europe - c’est qu’il existe aujourd’hui plus que jamais le besoin de gagner par le coeur ou par la force les médias pour dominer un rapport de force. Les médias sont les messagers de l’information et sont responsables de la prolifération de mouvements sociaux à grande échelle, comme le mouvement #metoo ou le mouvement des gilets jaunes. Ils alarment, dénoncent et impulsent même parfois un changement dans la loi par la pression qu’ils exercent. Cependant, ils sont aussi critiqués pour leur simplification quelquefois excessive voire mensongère des évènements et leur prise de position plus ou moins cachée. Le chanteur américain Jim Morrison l’avait bien compris : “Celui qui contrôle les médias contrôle les esprits.”, là est toute la dynamique de la géopolitique des médias.
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