La démocratie sud-coréenne mise à l’épreuve : le spectre de la loi martiale et l’avenir incertain de Yoon Suk-yeol
- Francesca Ansaldi
- 9 déc. 2024
- 4 min de lecture
La démocratie sud-coréenne a été confrontée à une crise majeure ces derniers jours. Le président Yoon Suk-yeol a tenté de proclamer la loi martiale, provoquant une onde de choc dans l’ensemble du pays. Rapidement avortée en raison de l’opposition unanime des députés et une mobilisation massive des citoyens, cette décision plonge néanmoins le pays dans une profonde instabilité politique.

Après l'invalidation de la loi martiale, le président Yoon est sous interdiction de quitter le territoire coréen.
Loi martiale annulée, Yoon Suk-yeol isolé
Le mardi 3 décembre, Yoon Suk-yeol déclarait dans un discours télévisé surprise que la survie du pays serait “aussi précaire qu’une bougie vacillant dans le vent”, annonçant ainsi l’instauration de la loi martiale. Cette mesure juridique d’exception autorise l’emploi de la force armée afin d’assurer l’ordre, en transférant les pouvoirs de l’autorité civile à l’autorité militaire. Elle prévoit la suspension du parlement, la censure de la presse ainsi que l’interdiction des rassemblements publics. Le président a tenté de justifier sa décision en évoquant les menaces des forces communistes nord-coréennes.
Ce coup de force s’est soldé par un échec : le lendemain de l’annonce, le 4 décembre, les députés ont voté un texte à l’unanimité abolissant la loi martiale décrétée seulement quelques heures plus tôt. Le chef du parti de Yoon Suk-yeol, le Pouvoir au peuple, a par ailleurs qualifié cette loi d’ “inconstitutionnelle”. L’avenir politique du président est aujourd’hui plus qu’incertain, les appels à sa démission se multipliant. La mobilisation contre cette mesure s’est poursuivie dans la rue et des centaines de citoyens se sont rassemblés devant le parlement, rendant toute tentative d’application de la loi martiale irréalisable, tandis que la Confédération coréenne des syndicats a appelé à une grève générale jusqu’à la démission du président. Cette mobilisation rappelle les mouvements populaires sud-coréens de la "révolution des bougies" de 2016, qui avait conduit à la destitution de la présidente Park Geun-hye, accusée de corruption.
Le président conservateur est visé depuis jeudi 5 décembre par une enquête policière pour « rébellion ». Les partis d’opposition ont également déposé une motion de destitution contre le chef de l’Etat. Pour être adoptée, la motion doit obtenir une majorité de deux tiers et l’opposition ne dispose que de 192 sièges sur 300. Mais le chef du Parti du pouvoir populaire a affirmé que l’ensemble de ses députés voteraient contre la motion. Celle-ci sera soumise au vote du parlement samedi 7 décembre. Si elle est adoptée, Yoon Suk Yeol devra quitter le pouvoir et une nouvelle élection présidentielle sera organisée dans les soixante prochains jours. Le ministre de la Défense a néanmoins dû démissionner à la suite de son rôle dans ce coup de force.
Héritages du passé et clés du succès de la Corée du Sud
La Corée du Sud est une jeune démocratie. Après la guerre de Corée (1950-1953), marquée par le soutien des États-Unis au Sud, le pays a traversé plusieurs décennies de régimes militaires dictatoriaux. Un coup d’État militaire en 1979 a renforcé cette domination autoritaire et l’instabilité politique du pays, ouvrant la voie à un second coup d’État en 1980, présenté comme en réponse au précédent. La dernière instauration de la loi martiale en Corée du Sud remonte en effet à ce 17 mai 1980, qui a mené au soulèvement étudiant et syndical de Gwangju. L’armée, sous l’impulsion du président de l’époque Chun Doo-hwan, avait d’ailleurs violemment réprimé le mouvement, entraînant la mort de centaines de manifestants pro-démocratie.
La démocratie sud-coréenne n’a donc été pleinement consolidée qu’à la fin des années 1980, parallèlement au décollage économique spectaculaire du pays. A la suite de la guerre entre les deux Corées et dans un contexte de guerre froide, la Corée du Sud est devenue en effet un état pivot de la présence militaire états-unienne en Asie. Le pays a donc profité des capitaux occidentaux et entamé une stratégie de remontée de filière. Cette dynamique de croissance repose sur plusieurs facteurs : le développement du marché intérieur mais aussi l’industrialisation par substitution aux importations de biens d'équipement et intermédiaires. L’État investit fortement dans le secteur industriel et protège les industries naissantes. C’est à cela notamment que la Corée doit aujourd’hui ses conglomérats, ou chaebols, tels que Samsung ou Hyundai. Aujourd’hui, la Corée du Sud constitue la onzième puissance économique mondiale, le revenu par habitant étant proche de la moyenne européenne. Le pays est effectivement soutenu par ses géants industriels Samsung et Hyundai mais aussi par son indéniable soft power culturel (K-pop, cinéma, séries).
Entre dérive autoritaire et tensions régionales : la Corée du Sud face à ses fragilités
La crise reflète la dérive autoritaire de Yoon Suk-yeol et s’inscrit dans un contexte de tensions politiques intérieures. La popularité du chef de l’État est en chute libre dans les sondages. En effet, depuis son élection en 2022, le président aux penchants populistes fait face à une série de scandales. Sa femme, Kim Keon-hee, est notamment soupçonnée d’être impliquée dans des manipulations boursières. Par ailleurs, les différends avec le Parti Démocrate, qui constitue l’opposition et qui contrôle la majorité parlementaire, quant à l’adoption du budget avec l’opposition paralysent le gouvernement.
La démocratie sud-coréenne a véritablement régressé ces dernières années, en 2024 le pays est passé de la 47ème à la 62ème place dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières.
Au-delà des problèmes internes, le contexte régional exacerbe les tensions. La Corée du Nord reste une menace constante, avec ses programmes nucléaires et ses provocations militaires régulières. Yoon Suk-yeol a tenté de justifier son initiative en invoquant ces risques, mais cette stratégie n’a pas suffi à convaincre une population attachée à ses libertés fondamentales.
Malgré cette crise politique, la réponse rapide et unanime des institutions et de la société civile sud-coréennes est la preuve du pouvoir de la mobilisation populaire et de l’attachement profond à des institutions démocratiques durement acquises. Si la situation en Corée du Sud soulève des questions sur l’avenir politique de Yoon Suk-yeol, elle offre également un message d’espoir : la démocratie, bien que fragile, peut résister aux tentatives de manipulation lorsqu’elle est soutenue par un peuple vigilant et déterminé. Dans un contexte de doute politique mondial, cette crise est un rappel des défis auxquels les démocraties peuvent être confrontées.
Comments