La mer de Chine : le Berlin du 21ème siècle ?
- Léo Mustafovic
- 1 avr. 2024
- 5 min de lecture
Alors que la Chine multiplie les démonstrations de force et les violations de droit international, la zone apparaît de plus en plus comme à fort potentiel conflictuel. La Chine réclame la majeure partie de ses mers (mer de Chine méridionale et orientale) et multiplie les manœuvres militaires ou d'intimidation près des points stratégiques. En réponse à cette volonté d’expansion chinoise, de nombreux pays comme les Philippines renforcent leurs relations avec leur voisinage et surtout avec Washington.

L’hubris chinois cristallise la région
Selon le droit maritime international, les pays peuvent exploiter les ressources de leur "zone économique exclusive" (ZEE), zone qui s’étend jusqu'à 360 kilomètres de leurs côtes. En mer de Chine méridionale, l’application de ce droit aboutirait à un partage territorial entre plusieurs nations : les Philippines, la Chine, le Vietnam, l'Indonésie, la Malaisie et Brunei. Cependant l’aspect stratégique de la zone fait se confronter les intérêts de chacun, puisque passe un tiers du commerce maritime mondial par cette mer. Elle est de plus l’une des plus riches en ressources halieutiques ainsi qu’en hydrocarbures dans ses sous-sols.La Chine revendique la majeure partie de cette zone en invoquant ses "droits historiques" et en se basant sur la "ligne en neuf traits", contrairement à ce qu’a tranché l’arbitrage international de 2016 sur la question. Délimitation à laquelle un dixième trait a été ajouté en 2023 pour inclure Taïwan, comme c’était le cas sur les cartes chinoises de 1947. Cette situation a été dénoncée par le Vietnam et surtout les Philippines, provoquant un conflit diplomatique de grande ampleur.
Les îles Spratley, petit archipel de 14 îles, apparaissent comme le lieu où tout converge. Pékin y construit des atolls superficiels depuis 2013, sans prendre en compte aucune norme environnementale, afin de renforcer sa présence et de faire émerger l’idée que sa souveraineté maritime est légitime. Les Philippines ont donc multiplié les protestations et recours diplomatiques contre la Chine, ce qui n’a pas arrêté l’appétit de Xi Jinping. De plus, depuis l'arrivée de Ferdinand Marcos au pouvoir en juin 2022, les relations entre les deux pays se sont sérieusement dégradées. L’incident du "Sierra Madre" et son ravitaillement poursuivi par le président Marcos en est un parfait exemple : ce vieux navire militaire a été intentionnellement échoué en 1999 sur un récif des Spratley pour y établir une base militaire et poser des problèmes à la Chine.
Un réarmement croissant : simple dissuasion ou volonté de puissance ?
Dans ce contexte géopolitique tendu, les dirigeants chinois ont décidé de continuer à augmenter leur budget de défense, de 7% pour l'année prochaine, qui s’élèvera désormais à 232 milliards de dollars. Le budget naval chinois a ainsi été multiplié par huit en moins de 20 ans. Il répond clairement à l’objectif politico-militaire exprimé par le président Xi Jinping en 2017 : « faire de la Chine une armée de classe mondiale à l’horizon 2050 ». Désormais, la marine militaire chinoise est la première du monde en nombre d’unités, possède 3 porte-avions et compte en avoir 6 uniquement pour la mer de Chine.
L'Indopacifique est la région où les dépenses militaires ont le plus fortement augmenté dans les deux dernières décennies par rapport au reste du monde, de plus de 140 % : la plupart des marines ont connu un développement fulgurant, avec aux premières loges la Chine et la Corée du sud. De plus, cette phase de militarisation touche tous les pays et concerne désormais même principalement d'autres pays émergents de la région, à savoir l’Indonésie, la Malaisie, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam. Ceci est lié aux tensions en mer de Chine et à la peur du voisin chinois. Ces pays ont presque doublé leurs dépenses militaires en une vingtaine d’années. Ce réarmement est d’abord quantitatif, avec des augmentations impressionnantes du nombre de bâtiments, mais s’accompagne aussi d’une amélioration qualitative avec la production d’unités plus lourdes, polyvalentes et une recherche d’innovations dans tous les domaines (drones, sous-marins, unités, ...). L’un des meilleurs symboles d’une marine moderne et diversifiée en Asie du Sud-Est est la Marine de la République de Singapour (RSN) qui dispose à la fois de frégates, patrouilleurs, corvettes, sous-marins, et d’hélicoptères maritimes.
Autre fait notoire : le réarmement croissant du Japon et la sortie de sa doctrine historique. Le Japon, accueillant de nombreuses bases américaines et sous le parapluie nucléaire de Washington du fait de sa Constitution pacifiste de 1947, n'est pas censé disposer lui-même d'une armée : ses investissements militaires sont théoriquement limités à des moyens défensifs. Cependant, depuis décembre 2022, Tokyo compte notamment améliorer les capacités de ses missiles, se doter de drones armés et développer des missiles hypersoniques. Ce changement d'attitude du Japon symbolise bien cette cristallisation croissante de la région, pouvant atteindre un point de non-retour.
La dépendance commerciale des pays de la région envers la Chine apparaît comme étant le seul lien qui unit les pays concernés : l’intégration économique régionale a pleinement son rôle à jouer dans la voie de l’apaisement.
Le théâtre de l’escalade sino-américaine ?
Si le « piège de Thucydide » ne s’est pas encore refermé, c’est parce que les tensions persistent au sein du duopole sino-américain. La Mer de Chine apparaît comme le nouveau théâtre de cette rivalité. Les pays semblent devoir s’aligner de plus en plus, par nécessité stratégique, comme le montre le rapprochement Etats-Unis/Philippines, Etats-Unis/Corée du Sud ou même le redémarrage du QUAD en 2017. L’Asie se divise en deux autour de cet endroit, désormais crucial pour les deux superpuissances.
De plus, la question de Taïwan reste centrale sur de nombreux aspects, notamment autour du commerce qui passe par le détroit de Formose et les semi-conducteurs de TSMC. La Chine entend étendre son territoire jusqu’à l’île de manière assumée, avant 2049 pour les 100 ans de la République populaire de Chine. Taïwan espère profiter du parapluie nucléaire américain, surtout après que Joe Biden a annoncé que les États-Unis apporteraient leur soutien en cas d’invasion chinoise. Dès lors, la mer de Chine apparaît comme source de conflits, lieu où s’entrechoquent l’influence américaine en Asie du Sud-Est (pivot stratégique prônée par Obama depuis 2011) et l’expansionnisme chinois dans sa quête d’hégémonie. Les instances internationales sont paralysées devant la situation comme le montre la réaction de rejet total par la Chine de l’arbitrage de La Haye de 2016, et les droits de véto au Conseil de sécurité ne pourront qu’être un obstacle aux réformes ou tentatives de négociations.
Xi Jinping disait au secrétaire d’Etat américain John Kerry en 2013 : « L'océan Pacifique est assez grand pour contenter à la fois la Chine et les États-Unis ». Pour l’instant, l’heure reste au statu quo quant à ce possible partage ; mais qui de la Chine ou des États-Unis se contentera d’un Pacifique sans mer de Chine ? Réponse d’ici 2049…







Article très pertinent synthétisant très bien les enjeux de cette région stratégique. Merci encore pour ces 5 minutes magnifiques